On
connaît trop Sally
Mann à
cause du mauvais procès qui lui fut fait pour avoir photographié
ses propres enfants nus (il y a d’ailleurs, dans un numéro
d’Aperture de
2006, une très intéressante interview de sa fille Jessie) et
l’exposition à la Photographer’s
Gallery à
Londres (jusqu’au 19 septembre) permet heureusement d’avoir une
vision plus large de son travail. Il y a bien sûr chez elle une
volonté d’intimité, de simplicité, très naturelle et où le
sentiment de provocation vient plus de nos propres inhibitions que
d’une perversité photographique. En fait, les enfants sont comme
ça, ce sont eux qui décident de se baigner nus ou de faire des
pointes sur la table au milieu des tomates (The
Perfect Tomato,
1990, est le titre ironique de cette photographie, coupée en deux
entre ombre et lumière, entre blanc surexposé et noir étouffé,
entre spectatrices -grand-mère et soeur – et performeuse
audacieuse et gracieuse comme une sylphide; la tomate est au premier
plan), ou qui refusent (une des photographies montre la dernière
fois où son fils Emmett a
accepté de poser nu, il a 8 ans).
Sans
doute ce travail entre mère et enfants nous interroge-t-il sur
la prétendue innocence enfantine, sur le jeu de l’enfant singeant
l’adulte, sur les tréfonds -freudiens ou non – de la sexualité
infantile. Quand Jessie s’affiche devant sa mère avec une
cigarette (en chocolat; Candy
Cigarette,
1989), c’est bien sûr tout sauf innocent, des deux côtés. On est
choqué d’abord, politiquement corrects que nous sommes, puis on
sourit, puis on s’interroge sur la séduction sous-jacente de cette
femme fatale de 8 ans, et c’est un des talents de Sally
Mann que
de nous déranger ainsi.
Mais
le grand intérêt de cette exposition est aussi de nous montrer
comment ses techniques et leurs conséquences sont une part intégrale
de son travail : elle utilise le collodion
humide,
technique d’il y a plus d’un siècle qu’elle revisite,
technique délicate, tactile, picturale, aux antipodes de la
modernité technologique froide, technique qui permet l’intervention
manuelle de l’artiste, badigeonnant ses plaques d’enduit avec un
pinceau, et l’intervention du hasard, poussières et saletés se
déposant sur la plaque pour y créer des incongruités, des
accidents. C’est ainsi que les portraits en grand format et
en exposition longue de ses enfants (maintenant jeunes
adultes), en très gros plan, comme suspendus dans le temps, non
seulement nous révèlent leurs romantiques taches de rousseur
(Virginia #42,
2004, ci-dessus), mais aussi sont parsemés de traces, de vestiges,
de petits dégâts,
tirages percés, abîmés, déchirés où apparaît une voilette de
stries ou
une troublante scarification tribale déchirant la surface à
la Fontana sur Jessie
#34 (2004,
ci-contre). Cette culture de l’accident, ce refus de se plier
totalement au dictat de la technique parfaite, immaculée, donnent à
ses photographies un caractère poignant. Je m’y retrouve comme
devant les statues de pierre délavées de Keichi
Tahara que
j’avais d’abord prises pour des portraits de femmes : confronté
à la matière, à la surface, désorienté face à la représentation
du réel, à l’infidélité de l’image envers l’objet
photographié.
Face
aux paysages des champs de bataille de la Guerre de Sécession dans
le Sud, où elle vit, Sally Mann photographie avec, de nouveau,
les techniques des photographes d’alors, utilisant sa camionnette
comme chambre noire pour préparer ses plaques. Swamp
bones (1996;
les os du marais) est une photographie envahie par la brume, humidité
tropicale ou vapeurs méphitiques. De ce flou cotonneux émergent des
branches, des racines, des arbres tordus, contournés, suppliciés,
comme les fantômes des soldats morts. C’est une photographie
tragique, mémorielle, contemplative, qui m’a empreint d’une
tristesse incompréhensible; elle annonce déjà la série suivante.
La
dernière salle montre ses récentes préoccupations avec la
disparition du corps, au sens propre : le Centre d’Anthropologie
Criminelle de l’Université du Tennessee étudie
la manière dont un cadavre se décompose dans la nature, ce qu’il
advient des tissus, des chairs et des os (« we have
skeletal collections, decomposition facilities, and more »; on
peut léguer son
cadavre). Mann,
confrontée à la maladie incurable de son mari, explore
ici What
Remains (2001),
ce qui reste de nous après notre mort, comment la nature digère
notre corps, comment nous redevenons poussière. Elle regarde la mort
en face, non point un masque ou un rituel, mais le corps en
décomposition, sans voiles, sans maquillage, sans artifice :
ce sont des photographies dures à regarder, bien sûr, mais, au delà
de la première répulsion, j’y ai ressenti (religion ou pas,
croyance dans l’âme éternelle, la réincarnation ou athéisme)
une forme de perte de l’innocence.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire